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En ce 5 décembre 1865, la place d’Acuitzio vibre d’une activité inhabituelle. Paul, vêtu des loques de ce qui fut jadis un uniforme de fantassin, est assis parmi les prisonniers français et belges. Encore fourbus par trois jours d’une marche épuisante, ils attendent fébrilement d’être échangés contre des républicains mexicains regroupés à l’autre extrémité de la place. Il est bientôt dix heures et le soleil commence enfin à réchauffer leur corps transi par la fraîcheur de la nuit. Tous semblent cogiter, nerveux. L’échange doit débuter sous peu et beaucoup craignent que l’accord ne capote à la dernière minute. Paul, lui, redoute surtout ce qui adviendra après sa réintégration à l’armée impériale. De temps en temps, pour se rassurer, il regarde la médaille de la Vierge de Guadalupe offerte par Maria, à qui il a promis de déserter dès que possible pour la rejoindre. Cela fait maintenant trois ans qu’il a quitté Cherbourg, emporté dans la folle expédition mexicaine de Napoléon III.
Maria est au premier rang des civils qui observent la scène depuis la grand rue où ils ont été cantonnés. Elle a suivi Paul depuis Huetamo, où la place du village servait de prison à ciel ouvert. C’est là qu’elle l’avait connu six mois plus tôt. Sous les arcades, elle servait dans l’une des gargotes qui faisaient office de cantine pour les captifs. D’emblée, Maria avait été séduite par les bonnes manières empreintes de timidité de ce jeune homme pâle et maigre qui souffrait du climat étouffant des Terres chaudes. Lui avait rapidement succombé au charme de son sourire enjôleur et de ses yeux noirs. Un soir pluvieux d’août, elle lui avait ouvert la porte de la remise une fois la nuit tombée. Là, sur la paillasse de Paul posée au milieu des vivres, ils avaient commencé à s’aimer et à faire des projets. La guerre avait finalement donné à Maria un amant, dix-huit mois après lui avoir pris l’époux qu’elle n’avait presque pas connu. Le mariage avec Juan avait été arrangé, et seulement trois semaines plus tard l’un de ses oncles était venu le chercher pour combattre sous les ordres du général Régules. Peu de temps après, un autre jeune du village avait raconté à Maria comment il avait vu Juan tomber sous les balles des troupes impériales.
Tout à coup, le clairon sonne. Tous les hommes se lèvent prestement, puis le silence se fait. Les chefs militaires se rencontrent au milieu de la place. Le lieutenant-colonel Lisarte, représentant de Benito Juarez, sert la main du commandant belge Visart de Bocarmé dépêché par l’empereur Maximilien. Les deux officiers échangent leurs longues listes de prisonniers et se saluent à nouveau. Le son du clairon retentit une deuxième fois et les détenus de chaque camp se dirigent, enfin libres, vers leurs frères d’armes qui les attendent bras ouverts. Européens et Mexicains se croisent en chemin en se donnant parfois une tape dans le dos ou une accolade.
Maria se déhanche pour ne pas perdre de vue Paul qui lui répond avec de petits signes de la main. Elle ne lâche plus la médaille de baptême qu’il lui a confiée en gage de son amour. Après quelques minutes de congratulations, on sonne déjà le rassemblement des troupes franco-belges pour leur retour vers la caserne de Morelia. Paul, rentré dans le rang, se retourne une dernière fois avec un regard qui veut dire « à bientôt » mais ressemble à s’y méprendre à un adieu. Le peloton se met en branle. Le coeur de Maria se serre et une envie irrépressible de courir derrière les soldats s’empare d’elle. A peine commence-t-elle à s’extraire de la foule qu’un guérillero tout juste libéré lui barre le chemin. Il a triste allure. Hirsute et vêtu de guenilles, il s’appuie sur une béquille. Ses yeux enfiévrés la fixent avec une rare intensité. Elle le regarde, incrédule. Il se jette alors dans ses bras et la serre si fort qu’elle peine à respirer. A travers les larmes qui commencent à perler, et par dessus l’épaule de Juan, Maria voit la colonne de Paul disparaître au coin de la rue.
Frédéric Buffa