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À l’affût derrière une haie de troènes, Pierre et Louis guettent la proie facile, celle qui ne se méfie pas, en ce lieu passager, du caractère pervers du chasseur famélique. Les lampadaires éclairent le trottoir d’un halo de lumière blafarde. En cette heure tardive, l’usine électrique peine à fournir suffisamment d’énergie pour accompagner les pas des promeneurs noctambules. Les deux hommes accroupis dans leurs combinaisons paramilitaires se réchauffent en buvant de grandes lampées de vin chaud dans leurs quarts en ferraille. Le regard fixe, rien ne perturbe leur concentration et leurs voix feutrées ponctuent les secondes d’une attente interminable.
— Qu’est-ce qui t’arrive Louis, je n’te reconnais plus ? T’as perdu la gnaque d’antan ?
— Tout va bien, j’t’assure !
— À moi, on me la fait pas ! J’vois bien que t’as plus le goût de la traque. Avant, t’étais toujours partant. Et depuis quelques semaines, tu t’fais désirer pour venir chasser.
— Tu trouves ?
— Ouais, je trouve ! Tu ne participes même plus à la curée avec les potes. T’étais pourtant pas le dernier à répondre à l’appel du sang.
— T’inquiète, c’est passager ! Avec les fêtes, j’ai dû trop bouffer.
— Toi ? Trop bouffé ? Tu charries, mec ? Y a pas plus grand carnassier sur la place…
— Faut croire que j’ai plus l’goût du tartare !
— Plus le goût ? Ça veut dire quoi c’délire ?
— Ça veut dire… tu pourrais pas comprendre. Laisse tomber !
— Sympa ! T’as qu’à dire que j’ai le QI d’une goule…
À ces mots, l’iris de Louis se contracte sous l’effet de la colère. Son visage se couvre de craquelures veineuses. Ses mains se crispent sur les plis de son pantalon kaki. Si ce n’était son ami qui venait de prononcer ces propos, il l’aurait saigné comme un porc. Mais le fond insoupçonné d’humanité enfoui en lui tel un vague souvenir d’atavisme compassionnel retient toute expression de barbarie. Conscient de son erreur, Louis se reprend.
— Bon, OK, j’t’affranchis !
— S’il te plaît !
— J’ai pris une grande décision.
— Ah oui, le genre de résolution qu’on prend à la nouvelle année ?
— Voilà ! Celle-là même.
— Ah ben tu m’rassures. Ça tiendra pas longtemps…
— Tu m’écoutes ou tu commentes ?
— J’écoute !
— Bon, ben j’ai décidé de passer au régime sans viande.
Dans un éclat de rire cynique, Pierre se roule à terre comme un chien se vautre avec empressement dans un tas de crottes fumant.
— Mon pauvre Louis, mais de quoi vas-tu te nourrir ? De graines comme les piafs ? De laitues comme les tortues du jardin d’acclimatation ?
— Et pourquoi pas ?
— Pourquoi ? Pourquoi ? Mais parce que c’est contre nature, mon con !
— Qui dit ça ?
— Tout le monde le dit. C’est entré dans les mœurs. Depuis plusieurs centaines d’années et toi tu voudrais remettre en cause la nature parce que t’as un coup de mou ou je ne sais quoi.
— C’est pas parce que c’est dans nos mœurs que c’est une bonne chose. Tu veux que j’te dresse la liste des traditions qu’on a abandonnée ?
— Non, tu me dresses rien et surtout tu la fermes. J’vais faire comme si j’avais rien entendu. Ça s’ra notre secret. Parce qu’on a grandit ensemble. Mais surtout, ne la ramène plus ou sinon…
— Sinon, quoi ?
Les deux hommes se font face. Debout, la bave à la commissure des lèvres, ils ressemblent à tous ces dégénérés qui peuplent villes et campagnes depuis la Grande Extinction de 2175. Soudain comme un aimant agirait sur un morceau d’acier, un mouvement de l’autre côté des troènes attire l’attention de Pierre.
—. Tiens, regarde, celle-là elle est pour nous !
Mais au moment de bondir, il se sent retenu dans sa cachette de verdure. Les griffes de Louis se sont enfoncées dans ses omoplates et les crocs de son ami mordent dans sa chair comme si c’était une Granny Smith. Pierre gueule, se débat, tente de mordre à son tour, mais rien n’y fait. La rage de Louis décuple sa force et son état zombiesque refait surface.
— T’avais raison, mon con ! Ça n’a pas tenu longtemps, conclut Louis en lui arrachant la carotide.
Roger Angélo