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Cela fait des jours que la pluie ne cesse de tomber et mille étoiles dansent sur la chaussée. Mille étoiles qu’Igor, désoeuvré, s’amuse à piéger sous ses semelles percées. Emmitouflés, les passants se hâtent de regagner leur foyer, d’une démarche voûtée pour mieux se protéger de la brise glacée. Aucun n’a de regard pour la silhouette grise qui s’abrite tant bien que mal sous le porche de l’église. Des silhouettes semblables, on en croise tellement en ces temps d’insécurité qu’elles font désormais partie intégrante du paysage. Igor, le coeur embrumé, compte machinalement les gouttes d’eau qu’il parvient à emprisonner sous ses vieux souliers. « Vingt-huit, vingt-neuf, trente…Trente, tiens! C’est mon âge- se souvient-il-et c’est même aujourd’hui! Voyons!…Oui,c’est bien aujourd’hui. » Si on lui avait dit qu’il fêterait ainsi cet anniversaire! Tant d’années sur les bancs de l’Université pour se retrouver là sous ce porche! Comment cela a t’il pu lui arriver, à lui, l’ étudiant qui semblait pouvoir gravir si aisément les échelons de la société? Tous ses rêves se sont évanouis. Que lui reste t’il si ce n’est le désespoir? Seul, seul dans sa tête, seul dans sa vie, seul dans son coeur, il n’a même pas la consolation de la rancoeur. Trente ans! N’est-ce pas l’âge des projets? Une famille qu’on saura protéger, une maison éclairée par les rires des enfants, les soirées entre copains pour échanger les souvenirs. Des mots tranchants comme des couperets résonnent aux oreilles d’Igor: « Au revoir, Monsieur, on vous écrira. » Ces mots terribles,combien de fois lui ont-ils meurtri l’âme? Petites annonces, curriculum vitae, rendez-vous, entretiens, à chaque fois le coeur qui bat la chamade, l’espoir qui renaît. En vain. Lassée, sa femme s’en est allée, copains et amis se sont envolés. Igor imagine la belle maison qu’il n’aura pas, les enfants qui, jamais, ne l’appelleront papa. Ce soir il est seul, très seul, avec pour tout bagage sa peur et son chagrin. Tous ces mois d’errances et de galères, d’humiliations, de faim et de misère ont eu raison de son optimisme. La pluie maintenant gèle ses souvenirs, le vent le glace, il voudrait en finir. Pour la première fois depuis l’enfance, il pleure. Les larmes chaudes se mêlent aux ruisseaux que l’averse fait courir le long de ses joues rougies.
Engourdi, transi, perdu dans ses sombres pensées, Igor voit soudain, étonné, deux petits pieds élégamment chaussés plantés devant lui. Déjà,la petite fille impatientée le tire par la manche de son manteau râpé et délavé. « Que me veut cette effrontée- pense Igor- à moi qui ne fais plus partie de cette planète, moi qui n’éprouve même plus la honte de mes pleurs? Que pourrais-je pour cette fillette? » « Viens vite! -dit l’enfant- mon parapluie s’est envolé, je n’arrive pas à le rattraper. Vite! Cours! » Oubliant ses courbatures, ses membres endoloris, Igor bondit, en deux enjambées rattrape l’objet fugueur pour la plus grande joie de la petite qui rit, applaudit et saute au cou du monsieur si gentil qu’elle gratifie d’un affectueux baiser. Igor plonge son regard dans les grands yeux noisette qui pétillent. A son tour il sourit. La fillette glisse sa main dans les doigts calleux et l’homme se surprend à rire et à sauter à pieds joints dans les flaques d’eau comme au temps des culottes courtes et des marshmallows. Son grand corps amaigri semble subitement retrouver toute sa souplesse, il entend les battements de son coeur qui rythment la ronde improvisée, son être tout entier est submergé de tendresse.
Le parapluie envolé que, d’un bond, il a cueilli à la volée, le sourire d’une petite fille inconnue croisée au détour d’une rue ont fait fuir chagrin et désespoir. Ce soir, Igor a fait le plein d’énergie. Trente ans, n’est-ce pas l’âge des défis? Ce soir, un enfant a eu besoin de lui, lui le SDF que tous ont rejeté. Ce soir, il n’est plus seul, il croit à nouveau au bonheur. Ce soir, il se sent exister, ce soir il dit oui à la vie.
Patricia Hovine