Pour écrire de bons livres, faut-il s’enfermer dans la fameuse tour d’ivoire, ou se mêler à la foule ?
Nous ne sommes plus à l’époque de la République platonicienne, où l’on bannissait les poètes et les dramaturges, considérés comme des menaces à l’ordre public. Ni à celle de Baudelaire, qui confiait dans son poème « L’albatros » son sentiment d’être étranger au monde et celui d’être rejeté par les gens qui l’entouraient. Alors, quelle est la place de l’écrivain aujourd’hui ? Quelle doit-elle être ?
L’Histoire oublie vite ceux qui tentent de s’affranchir d’elle
Pour Marie Despleschin, un auteur ne peut pas être insensible à la réalité qui l’entoure. Un auteur est un être humain « ordinaire, foireux, bigleux, douteux à l’occasion, pris dans sa classe, dans son genre et dans son temps ». « On pourrait même dire qu’il faudrait être extraordinairement nul pour ne pas être percé par son temps, et celui qui s’annonce », poursuit-elle sans ambiguïté. D’ailleurs, selon elle, la sentence est toujours la même pour ceux qui tentent d’en faire abstraction : « Ils s’affranchissent moins de l’Histoire que l’Histoire ne s’affranchit d’eux. Bye-bye les gars ! »
L’auteur islandais Sjon a un point de vue radicalement différent sur la question. Lui pense que l’écrivain n’est pas plus apte à raconter le monde qui l’entoure que n’importe qui d’autre. « La plupart des gens vivent leur vie comme un récit », assure celui qui pense que beaucoup d’auteurs entretiennent « l’illusion » d’avoir un rôle à jouer dans la société. « La réalité n’est qu’une bête informe et indéfinissable, explique-t-il. Ce que beaucoup d’écrivains servent à leurs contemporains ne sont que des bouchées de réalité arrachée à la chair incertaine de la bête. A moitié cuites, le plus souvent comestibles même si l’intoxication alimentaire n’est pas rare. »
Chacun son rythme
Le Colombien Santiago Gambao estime lui qu’il est de la responsabilité de l’écrivain de « transformer » la langue et la réalité. « Décrire une réalité peut être ce qu’il y a de plus banal. Comme un homme qui somnole et qui baille en pantoufles, penché sur une montagne de papiers, buvant un café à petites gorgées, faisant des corrections ici ou là, un stylo à bille à la main », explique-t-il. L’auteur ne doit avoir que faire de la réalité. La littérature doit s’en détacher, pour expliquer au lecteur ce que « ne peuvent leur dire la théologie, la philosophie, la théorie sociale ou la science ».
György Dragoman, auteur hongrois, l’admet à sa façon, l’écrivain est nécessairement influencé par la réalité. C’est juste le rythme qui diffère, car le temps romanesque s’avère quelquefois bien plus lent que celui de l’actualité. Il s’explique : « Un jour, j’ai lu une interview d’un célèbre gardien de but roumain qui racontait qu’après Tchernobyl, on lui avait demandé d’éviter de trop toucher le ballon : dans l’herbe, il ramassait des particules radioactives. » L’anecdote le marque. Elle est même à l’origine de son roman Le Roi blanc sorti… 19 ans plus tard.
(d’après le Monde)