Né en 1949 au Liban, Amin Maalouf a été contraint de quitter l’Egypte où il vivait dans son enfance, puis de quitter le Liban au début de la guerre civile dans les années 70. En France, il a d’abord été journaliste spécialisé dans les affaires internationales avant de se consacrer à l’écriture. L’exil et la diversité sont des thèmes récurrents dans ses romans qui fustigent la discrimination ou encore la dévotion vis-à-vis des puissants. Il a notamment obtenu le prix Goncourt en 1993 avec Le rocher de Tanios (Grasset) et a été élu en juin 2012 à L’Académie française au fauteuil de Claude Lévi-Strauss.
(Dans vos) années de jeunesse, est-ce que vous aviez commencé à écrire ?
J’avais déjà l’envie d’écrire, et j’avais même fait quelques tentatives. Mon premier article de journal, qui n’a jamais été publié, je l’avais donné très solennellement à mon père lorsque j’avais six ans. Je me souviens encore du sujet, et de mon application à l’écrire. Je me souviens aussi de mon père en train de m’expliquer les fautes que j’avais commises. Il ne m’avait pas dit clairement qu’il ne le publierait pas, il espérait sans doute que je finirais par oublier. Je n’ai jamais oublié, la preuve ! (…) Malgré cette première déception, je n’ai jamais douté du fait que je travaillerai dans l’écriture. A vrai dire, dans ma famille, les horizons du travail étaient extrêmement délimités : travailler, c’était écrire, ou enseigner; toute autre voie était impensable…
(Mais) Il est probable que si je n’avais pas été contraint de quitter mon pays, je n’aurais pas consacré ma vie à l’écriture. Il a fallu que je perde mes repères sociaux, et toutes les ambitions évidentes liées à mon milieu, pour que je cherche refuge dans l’écriture. Il m’arrive de dire que ma patrie est l’écriture, c’est vrai. (…) Sans vouloir mettre ma vie en équation, il me semble qu’il a fallu, pour me pousser vers l’écriture, une conjonction de facteurs : d’abord, la blessure originelle, à savoir le statut de minoritaire, qui m’a marginalisé par rapport à ma société natale, et m’a préparé à choisir, au moment crucial, l’exil volontaire plutôt que l’engagement dans les conflits internes ; ensuite, la guerre, la guerre à ma porte, qui m’a sommé de partir vers d’autres horizons ; et, tout au long, une sorte de déterminisme familial qui me donnait à croire que j’étais prédestiné à un métier d’écriture, et à rien d’autre.
Vous avez la réputation de vivre en ermite lorsque vous écrivez…
C’est la vérité. J’ai un petit bureau dans une petite maison sur une petite île de l’Atlantique. Je m’y enferme plusieurs mois par an pour écrire. Je ne publie pas exagérément, un livre tous les deux ou trois ans, mais j’écris beaucoup, et j’ai constamment de nombreux projets en cours.
Et vous travaillez sur plusieurs livres à la fois…
Pas simultanément, alternativement. Il m’arrive de travailler deux ou trois mois sur un roman, puis, épuisé, parce que je travaille sept jours sur sept et dix heures par jour, j’éprouve le besoin de m’interrompre, de prendre du recul par rapport au sujet, au texte déjà écrit. Alors, au lieu de m’arrêter de travailler, je change de sujet. Je range tout ce qui concerne le livre en cours dans un pan de ma bibliothèque, j’ouvre un autre dossier, je navigue sur une autre rivière, dans un autre paysage, entouré d’autres personnages. Et, du jour au lendemain, j’oublie ma fatigue, ma lassitude. Comme si, pour se reposer, il suffisait de changer de fatigue. Pour moi, en tout cas, l’effet est immédiat, presque miraculeux. Je retrouve une énergie nouvelle, une lucidité nouvelle.
Je n’abuse pas de ce procédé, deux ou trois fois par an, tout au plus. Et il est rare que je me plonge dans un “chantier” de livre pendant moins de deux mois, alors qu’il m’arrive souvent de travailler sept ou huit mois sur un même sujet d’une seule traite. Je ne m’impose rien à l’avance, je navigue selon mon sentiment du moment. Mais il est vrai qu’il y a constamment dans mes dossiers quatre ou cinq livres partiellement écrits, en attente d’être remis sur la table. Certains attendent ainsi depuis huit ou neuf ans… Et je ne compte pas les projets pour lesquels j’ai seulement pris des notes sans vraiment commencer à écrire. Il doit y en avoir soixante, ou plus, je n’en sais rien.
Ils dorment ?
Ils dorment, oui. Mais quelquefois aussi, l’un d’eux se réveille subitement. Je le redécouvre, je renoue avec l’enthousiasme initial, et je l’écris. Il m’est arrivé de retrouver ainsi, après plusieurs années d’oubli, un projet griffonné sur deux pages, et de ne plus le lâcher jusqu’à ce qu’il soit devenu un livre. Cela dit, la grande majorité ne deviendront jamais des livres. J’ai même un dossier spécial pour ceux qui resteront indéfiniment — sauf miracle — à l’état de projets !
Je comparerai volontiers mon bureau à un atelier de peintre, avec, dans tous les coins, des croquis, des esquisses, des toiles ébauchées, des toiles à moitié peintes, et sur un chevalet une toile quasiment achevée qui n’attend plus que des retouches.
A vous entendre, j’ai l’impression que vous pourriez passer votre vie dans cet “atelier”, entre ces “toiles”, sans jamais en sortir…
C’est la vérité. Je pourrais passer des années sans quitter mon bureau, je ne m’en plaindrais pas, et je n’éprouverais aucune lassitude. A l’inverse, lorsque je dois interrompre l’écriture pendant quelques semaines ou quelques mois, j’en souffre. La denrée la plus rare, c’est évidemment le temps. A mon âge, on en a conscience chaque jour un peu plus. Mais il ne faut pas se hâter pour autant, il faut avancer à son rythme. De toute manière, on mourra avant d’avoir atteint l’horizon…
Ecrire, c’est parler ou vous taire ?
Certains parlent beaucoup et leurs écrits sont le prolongement de la parole. Moi, je n’aime pas parler. Sortir les choses, les extirper, représente un gros effort et je peux rester silencieux indéfiniment. J’écris pour compenser ce que je n’ai pas dit, révéler certaines choses, en camoufler d’autres. Mais dans tous les cas, j’écris à corps perdu, totalement, tout le temps.
(sources : L’Express Agoravox.fr Aminmaalouf.net )