Fille silhouette

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Elle n’avait rien de remarquable. Je veux dire, elle n’était pas de ces créatures, évidemment élancées et déliées, qui semblent toujours dominer quelque chose ou quelqu’un, et nous en premier, les garçons de la terminale. Elle avait l’air, au contraire, d’être écrasée par tout ce que notre situation adolescente nous imposait. Son corps ne lui appartenait pas. Tous ses attributs pileux ou capillaires vivaient dans l’anarchie la plus totale là où, j’en suis certain, elle aurait voulu imposer une autorité de dictateur. Elle avait la maigreur, la pâleur d’une enfant anxieuse. Elle venait toujours seule et personne jamais ne lui parlait, à part les gens qui travaillaient dans ce café. Elle était là avant les cours du matin, à l’heure du déjeuner et passait une heure le soir après les cours. Je mis quelques semaines avant de la remarquer. Nous étions en bande, filles et garçons, bruyants, arrogants, avec cet excès de confiance tiré du nombre, et certainement de quelques poussées hormonales intempestives. Ce qu’elle ne semblait ni connaître ni goûter. Nous jouions aux grands, elle était toute petite. Ce que j’avais constaté, c’est quelle restait à sa table, à quelques rares exceptions toujours la même, sans rien faire. Elle ne lisait pas, elle n’écrivait pas, elle ne répétait pas ses cours, elle ne regardait jamais autour d’elle. C’est pour cela que j’ai commencé à l’observer, et dans une certaine mesure, m’inquiéter pour elle. Elle prenait un café le matin et en fin d’après midi, le regard fixé sur le fond de sa tasse. Au déjeuner, elle commandait un demi-sandwich végétarien. Tous les jours. Je n’ai rien dit aux copains, certain, qu’ils auraient tenté de la provoquer. L’endroit n’était pas très grand. Je me disais qu’à un moment, elle serait bien obligée de lever le nez. Un verre qui tombe, nos cris de victoire autour du baby, quelqu’un lui demandant l’heure. Même pour cela, elle réussissait à répondre sans bouger, comme si elle s’adressait à sa tasse vide. Elle était aussi en terminale. C’est ce que m’avait confirmé la petite amie du cafetier. Je ne me disais jamais des trucs du genre je vais aller lui parler, je vais la bousculer pour voir. C’était impossible. Il émanait d’elle quelque chose de tellement lourd qu’on ne pouvait avoir envie que d’une seule chose : la laisser en paix. C’est ce que j’ai fait, je l’ai laissée tranquille. Je la traitais comme un élément du décor auquel je jetais un coup d’œil de temps en temps pour voir si elle n’avait pas bougé. Si nos négligences et le temps qui passe ne l’avaient pas recouverte d’une épaisse couche de poussière ou de mycélium cotonneux. Puis je n’ai plus rien surveillé. Trop ennuyeuse dans sa régularité de rien. Ni espoir de réveil ni soupçon d’éclosion. Puis l’année scolaire s’est terminée. Quelques mois après les vacances d’été, je l’ai réellement oubliée.

Jusqu’à cette nuit, une vingtaine d’année après. Une silhouette au profil parfaitement statique, assise à la table à côté de la mienne dans un bouiboui du 10ème arrondissement, le dos parfaitement arrondi, le visage placé parfaitement au dessus d’une tasse à café, ramena cette fille. Elle a également ramené une chose que je n’aurais jamais soupçonnée chez moi : un relent de regret. La silhouette se redressa et s’anima. Ses deux mains, fines et longues, s’occupèrent d’attraper la masse de cheveux qui entourait son visage pour les nouer rapidement et négligemment en une tresse épaisse. Le corps redressé, la silhouette fouilla dans un grand sac de cuir posé sur la banquette. Au moment de redresser la tête, elle aperçu la mienne, ahurie et beaucoup trop proche. De ma vie, je n’avais vu sourire si solaire et regard si rieur et pénétrant. J’avais face à moi une créature éblouissante. Littéralement. Mes yeux se sont plissés, ce qui a dû me faire grimper de dix niveaux sur l’échelle de l’étrangeté :

— Pardon Monsieur, nous nous connaissons ?
— Nous aurions dû, Madame. Oui, nous aurions dû.

S. Regnier

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2 Replies to “Fille silhouette”

  1. Inès dit :

    Ton texte est vraiment beau!! Nous sommes vraiment centré sur le personnage de la fille. Nous pouvons ressentir toutes sorte d’émotion que tu décris. C’est ouf!!

  2. Magali dit :

    Magnifique ! J’ai adoré, et cette fin, ces derniers mots tout en pudeur… superbe !

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