Dans une enquête récemment publiée par le magazine français Télérama, la journaliste Christine Ferniot est allée à la rencontre des directeurs commerciaux et marketing des maisons d’édition pour mieux comprendre leur rôle. Elle présente une enquête passionnante sur la face cachée de l’édition.
Du chiffre et des lettres
Si plaisir et intuition sont toujours de mise, l’édition est aussi affaire de stratégie commerciale. Risques limités, rendements à court terme : des méthodes encore taboues.
C’est évident pour les livres de Marc Levy ou de Harlan Coben. Chacun de leur nouveau roman bénéficie d’un feu d’artifice promotionnel. Affichage, spots radio choix minutieux du titre et de la couverture, emplacement privilégié dans les librairies. Mais qui pourrait croire que les lancements du nouveau Michel Houellebecq ou du dernier Bret Easton Ellis n’ont pas vu, eux aussi, se pencher sur leur berceau les bonnes fées du marketing et de la vente ? De bonnes fées très discrètes, car au royaume de la littérature une telle intervention relève encore de l’innommable. Si l’on voit bien, dans la chaîne du livre, quel est le rôle de l’éditeur ou du directeur littéraire – choix des textes, définition de la ligne éditoriale -, celui des responsables commerciaux demeure en effet plus flou, à la fois essentiel et complexe, déterminant et mystérieux. Ceux-là vont-ils jusqu’à peser sur les choix littéraires, pour offrir «une meilleure chance au produit » ? La vente d’un livre est-elle devenue une science raisonnée, avec des techniques élaborées et des stratégies argumentées ? Difficile de l’entendre proclamer de façon directe, dans un monde éditorial qui considère encore largement le sujet comme tabou.
L’influence du marketing
Avec ses gros tirages, ses mises en place importantes chez les libraires, mais aussi dans les grandes surfaces culturelles (Fnac, Virgin, Cultura), les hypermarchés et supermarchés, le poche (essentiellement des rééditions, mais aussi des inédits) est le lieu ou le marketing est entre le plus tôt. « Le marketing, c’est ce qui est en amont de la publication d’un livre. Le commercial, ce qui est en aval », résume Pierre-Jean Doriel, directeur du marketing des collections J’ai lu et Librio (groupe Flammarion). Avant d’enchaîner : « Mais il faut rester humble, on s’adresse à des auteurs, des libraires, des lecteurs, on ne vend pas du Coca-Cola. On est là pour accompagner la vision d’un éditeur, effectuer un travail d’échange, être influencé… et influencer. » Mais que signifie au juste « influencer » ? Pour Jean-Claude Dubost, pdg d’Univers poche (l0/18, Pocket, Fleuve noir), tout dépend du niveau de notoriété de l’auteur : « Quand il est peu connu, on adresse des épreuves du livre aux libraires, on cherche à obtenir leur soutien, ainsi que celui de la presse. Quand il s’agit d’un auteur connu, on fait de la communication, du marketing et, avec le service commercial, on choisit une mise en place optimale pour éviter les retours. Et quand il s’agit d’un auteur à succès, on travaille à plusieurs niveaux : campagne de presse, affichage. Mais, au départ, il y a toujours une démarche éditoriale, une intuition. » Anna Pavlovitch, directrice éditoriale de J’ai lu, s’interroge quant à elle sur le concept de rentrée littéraire : quels sont, se demande-t-elle, les titres qui restent en mémoire d’une année sur l’autre ? Cette réflexion devient alors le point de départ d’une étude et d’un sondage, réalisés au printemps suivant, au cours du Salon du livre de Paris, puis d’une opération marketing a l’automne : choix d’auteurs marquants de la rentrée précédente, couvertures spécifiques avec logo, discours de campagne publicitaire… Soit, pour résumer l’opération, le schéma suivant : intuition, vérification, application, promotion. Et commercialisation.
« Influencer », c’est un mot que l’on entend aussi dans le domaine des essais et des documents. La responsable d’une collection consacrée à la psychologie explique ainsi avoir vu augmenter, d’année en année, le poids des commerciaux dans son domaine : « Je travaille dans ce secteur depuis plus de dix ans et j’ai l’impression de ne plus avoir mon mot à dire sur les titres, les couvertures et, parfois même, sur les sujets de ma collection. La phrase que j’entends souvent, c’est : ça ne marchera pas, ça n’intéresse personne. Mais comment peut-on le savoir a priori ? Je travaille avec des spécialistes qui connaissent leur sujet, et je veux susciter l’intérêt des lecteurs pour de nouveaux domaines. Les commerciaux, eux, préfèrent suivre ce qui se fait déjà. »
Chercher ce qui pourrait bien attirer le lecteur…
Aujourd’hui, la plupart des éditeurs sont contraints de répondre aux pressions de leurs actionnaires. Le paysage éditorial a en effet été bouleversé, ces dernières années, par son évolution capitalistique. « Dans les années 1960, on a assisté à l’entrée des entreprises industrielles dans le capital des maisons d’édition. Ce fut l’âge d’or des contrôleurs de gestion. Puis est venue l’étape de la financiarisation, à savoir le rachat des éditeurs par des fonds d’investissement, des fonds de pension », résume l’historien de l’édition Jean-Yves Mollier. Pour satisfaire les attentes des actionnaires, il faut limiter les risques et développer une politique commerciale agressive et imaginative, qui vise à obtenir des rendements à court terme. Une directrice littéraire explique ainsi sa situation: « Ma collection propose des romanciers peu ou pas connus. Ces dernières années, j’ai vu la situation se dégrader. J’ai le droit de donner leur chance à de nouveaux écrivains, mais si, au bout de deux ou trois livres, ils ne percent pas, ne vendent pas le nombre d’exemplaires espérés, je ne peux pas continuer. Je suis obligée de les laisser partir ailleurs, je n’ai plus le droit à la durée. Or l’édition, c’est aussi la patience, l’opiniâtreté. »
Jean-Yves Mollier le rappelle : le marketing ne date pas d’hier. En l890, déjà, Ernest Flammarion, surnomme « le Boucicaut du livre », se souciait du goût « supposé » du lecteur. «Flammarion a acheté des librairies et, à partir des résultats de ventes, il élaborait ses choix éditoriaux », explique l’historien. Aujourd’hui, le but est de placer un maximum de livres en librairie dans le temps le plus court possible, permettant une rotation rapide des stocks. Il faut humer l’air du temps. Après les succès inattendus d’une Anna Gavalda, d’une Muriel Barbery ou d’un Da Vinci Code, combien a-t-on vu débouler de clones vite édités, vite emballés pour être vite vendus ? On entend même parler de «cahiers de tendance », comme dans la mode ou la décoration. La question étant : qu’est-ce qui pourra bien attirer le lecteur dans les mois qui viennent – l’hiver sera-t-il tendance vampires et le printemps tendance cuisine ? Le polar scandinave est un exemple frappant de ce phenomene. Après le succès énorme de la série policière Millenium, de Stieg Larsson, tous les éditeurs ont voulu avoir « leur» polar suédois. Puis une mode chasse l’autre : depuis le succès des enquêtes policières d’Arnaldur Indridason, chez Métailié, ce sont les Islandais qui ont le vent en poupe…
Autre tendance : se servir d’Internet, des blogs, des réseaux sociaux pour tenter de renforcer les liens entre l’auteur et le lecteur, proposer sur le Net des trailers (bandes-annonces) de romans ou encore développer des applications sur téléphone portable. Bernard Werber et son éditeur, Albin Michel, proposent ainsi une application sur iPhone par laquelle l’auteur dialogue avec ses lecteurs. Même idée à l’occasion de la sortie du film tire du roman de Douglas Kennedy, L’Homme qui voulait vivre sa vie. Pour être «dans ce qui se fait », les maisons d’édition recrutent d’ailleurs de plus en plus dans les écoles de commerce et débauchent des chefs de studio (responsables des supports de communication) qui viennent de la téléphonie, la grande distribution, Internet. Bref, l’édition n’est plus un domaine réservé aux artisans, aux têtes chercheuses de talents nouveaux. Les auteurs qui pâtissent le plus de cette évolution sont ceux qui ne sont ni des découvertes ni des best-sellers : une « littérature du milieu », dont parle l’éditrice Françoise Triffaut, chez Belfond : « Je peux tout à fait continuer à découvrir des auteurs, les publier,je fais ce métier pour ça, et ces écrivains sont d’ailleurs soutenus par les libraires et la presse. Mais je constate un changement du marche, lié à la montée en puissance d’auteurs stars, qui cristallisent une part de plus en plus importante des ventes de livres. Une grosse partie du marketing et du commercial des maisons d’édition est consacrée a ces auteurs vedettes et gros vendeurs – à chiffre d’affaires important, dépenses importantes. Par conséquent, l’auteur de best-seller coûte de plus en plus cher : gros à-valoir, grosses campagnes d’affichage, de publicité à la radio, etc. »
Le rôle pivot du directeur commercial
« Le directeur marketing essaie de faire entrer les gens dans les librairies, le directeur commercial est la pour mettre les livres en valeur dans ces mêmes librairies », explique Marie-Annick Giraud, responsable d’une agence spécialisée dans la publicité littéraire. « L’éditeur est responsable du choix de publier un auteur, connu ou inconnu », précise Bruno Caillet, directeur commercial chez Gallimard, dont le travail commence lorsque le manuscrit est accepté : c’est à lui alors de réfléchir au tirage, à la couverture, au prix et aux lieux de vente. « La fonction du directeur commercial est transversale, précise Jean-Guy Boin, qui occupa ce poste aux éditions La Découverte, avant de prendre la direction générale du Bureau international de l’édition française (Bief), charge de promouvoir les livres français à l’étranger. II discute avec l’éditeur pour déterminer la collection dans laquelle paraîtra le livre, le format qu’il aura. II s’accorde avec les services de fabrication pour les délais, et avec la distribution pour l’envoi aux libraires. II parle avec l’auteur, le directeur littéraire, le service de presse, pour rédiger les argumentaires destinés aux représentants et aux libraires. II a des échanges constants avec l’équipe de représentants et avec le distributeur. » Un rôle carrefour, essentiel à un moment ou les réseaux de vente changent. En effet, jusque dans les années 1970-80, la librairie indépendante tenait les rênes, les Fnac commençaient tout juste à s’installer et les hypermarchés ne s’intéressaient pas encore aux produits culturels. Aujourd’hui, la librairie indépendante ne représente plus que 24,5 % des ventes, tandis que les grandes surfaces culturelles (Fnac, Virgin, Cultura…) atteignent 21,6 %, les hypermarchés et grandes surfaces 19,9 %, la vente par correspondance, les clubs et les soldeurs 15,6 %1. Quant à la vente en ligne, on estime qu’elle concerne 13 % des ventes. Devant ce bouleversement des lieux de vente, il faut choisir le bon type de réseau pour le bon ouvrage. Exemple chez Gallimard : un titre de la collection La Pléiade sera destiné aux librairies dites « du premier niveau », à savoir celles dans lesquelles la littérature générale tient une place prépondérante. « Nous proposerons ce titre a huit ou neuf cents libraires, dont les Fnac, Virgin, Cultura et certains sites Internet, tels que Amazon.fr ouFnac.fr », explique Bruno Caillet. Mais pour un grand lancement, mettons un nouveau livre de Daniel Pennac, la mise en place sera élargie aux espaces Relay (gares, métro…), aux super et hypermarchés, lieux de vente qui accompagnent et augmentent le succès sans le précéder. Pour la « littérature du milieu », dont parle plus haut l’éditrice Françoise Triffaut, la librairie indépendante reste donc essentielle, avec ses libraires attentifs.
« Au bon endroit, au bon moment »
S’oriente-t-on alors, de plus en plus vers une édition à deux vitesse qui verrait d’un côté les micro-éditeurs, aux choix fondés sur une conviction intime et aux méthodes artisanales, de l’autre les marchands de best-sellers, potentiels ou avérés et, entre les deux, un grand vide ? Ce n’est heureusement pas certain. Jean-Paul Hirsch, tout à la fois directeur commercial et attaché de presse chez P.D.L (filiale des édtions Gallimard), définit, lui, son métier comme celui d’un passeur, il accompagne ses auteurs – Emmanuel Carrère, Charles Juliet, Patrick Lapeyre – dans les librairies qu’il choisit pour l’intérêt qu’elles manifestent vis-à-vis de son catalogue. « Les livres que nous publions ne sont pas forcément faits pour être vendus par milliers. Nous veillons à ce que les ouvrages soient au bon endroit bon moment. Mon rôle est d’éveiller la curiosité des libraires. C’est une morale plus qu’une technique. »
1 Selon l’enquête « Les lieux d’achat du livre», Centre national du livre, 2008
Enquête réalisée par Christine Ferniot pour Télérama (n°3177, 1er décembre 2010)
Fascinant.