Comment gérer l’angoisse de la page blanche ?

Se retrouver jour après jour devant son cahier ou son clavier et ne pas réussir à écrire un mot : quoi de plus difficile pour un écrivain. D’autant que l’angoisse de la page blanche frappe tous les auteurs, des débutants aux plus aguerris. Dans un article paru dans le quotidien français Le Monde, Alain Beuve-Méry et Florence Noiville racontent comment les écrivains les plus connus gèrent cette situation très délicate :

Quand l’écriture se dérobe

Le fameux vertige de la page blanche n’épargne pas les écrivains confirmés. Tous élaborent des stratagèmes pour l’affronter.

C’est la maladie honteuse de l’écrivain : la panne, le blocage, le spectre hideux de la page blanche. Un romancier qui souhaite rester anonyme en décrit ainsi les symptômes :  » Il y a de quoi devenir fou. Plus vous fixez l’écran, plus il vous regarde. De ce tête-à-tête stérile, rien ne sort. Dans votre cervelle, c’est le chaos. Vous en venez à douter du moindre mot, de la moindre phrase, que vous reformulez dix fois, quinze fois et qui, invariablement, finit à la poubelle. Vous vous dites que c’est psychologique, vous changez de lieu d’écriture, d’angle, de sujet. Vous attendez six mois que tout cela décante. Rien à faire…  » Parfois, ce mal survient sur le tard, alors que l’auteur a déjà beaucoup écrit. Parfois, il le terrasse inopinément au milieu d’un projet. Nul ne peut le prévoir. Nul n’en est à l’abri…

Au vernissage de la dernière exposition Gao Xingjian, vendredi 14 janvier, à Paris, une dame chuchotait :  » Gao n’écrit plus rien. Le Nobel l’a tué. «  Tué ? Certainement pas, heureusement ! Mais si Gao est dans l’actualité, c’est pour ses encres de Chine – magnifiques – ou pour ses films – Cinépoème ou Après le déluge, que l’on donnait ces jours-ci à Beaubourg. Et plus – pour l’instant – pour ses écrits. Comme si, après la magistrale Montagne de l’âme (écrit en 1990, et paru à L’Aube en 2002), le prix Nobel qui lui a été décerné juste après Le Livre d’un homme seul (L’Aube, 2000), avait asséché sa créativité littéraire.  » Ce prix a pesé d’un poids écrasant, reconnaît Gao. Je termine aujourd’hui une cinquième pièce de théâtre, Ballade nocturne, qui sera publiée par un petit éditeur universitaire, mais écrire un roman est devenu impossible. « 

Pour celui qui fut, dans les années 1980, un des pionniers de l’avant-garde littéraire chinoise, il est manifestement douloureux de parler de  » blocage « .  » J’écris moins mais je n’ai jamais vraiment cessé « , répète-t-il comme s’il n’avait pas écrit son dernier mot. Comme si, pour un écrivain – même peintre, même metteur en scène, même cinéaste -, l’idée de s’effacer un tant soit peu du paysage littéraire était insupportable. L’écrivain  » bloqué  » souffre ainsi deux fois : du fait d’être bloqué et de l’impossibilité de (se) le dire…

Comment lutter ? L’histoire littéraire fournit des exemples intéressants de ce qu’il est possible de faire en cas de blocage chronique.

Première attitude (la plus radicale) : le renoncement. Il peut être total ou partiel. En 1892, Italo Svevo publie Une vie, qui passe complètement inaperçu auprès de la critique et du public. Puis, quatre ans plus tard, Sénilité, qui suscite encore moins d’intérêt. Traumatisé par ces échecs et considéré par sa mère comme un écrivain raté, presque un mythomane, Svevo s’attaque… au violon. Il faudra attendre 1919 pour qu’il se remette à écrire La Conscience de Zeno, ce chef-d’oeuvre (1925) : au total, son blocage aura duré plus de vingt ans !

Deuxième stratégie : le déni.  » Moi, bloqué ? Vous plaisantez ?  » C’est un peu la méthode Coué. L’écrivain crie très fort que son mal n’existe pas, et parfois, il en guérit. Le cas Weyergans en est une magnifique illustration. Quand, en 2005, paraît le roman Trois jours chez ma mère, de François Weyergans, c’est l’ébahissement. Plus personne ne croyait à ce livre-Arlésienne sans cesse annoncé, sans cesse différé. Et comme le Tityre de Gide écrivant Paludes, François Weyergans met justement en scène sa difficulté à écrire : Trois jours chez ma mère est l’histoire de François Weyergans n’arrivant pas à écrire Trois jours chez ma mère. Un roman où l’empêchement est élevé au rang d’objet littéraire. Où l’inhibition finit par devenir un moteur.

Pour Weyergans, il reste néanmoins difficile d’aborder frontalement la question du blocage.  » Je ne comprends pas cette peur de la page blanche, inventée sans doute pour masquer le fait qu’écrire est difficile, dit-il. Ecrire un roman n’est pas envoyer des cartes postales. J’adore les pages blanches, de préférence par centaines. Elles accueillent tout, repentirs, ratures, trouvailles. Pour écrire, j’ai besoin d’inconfort et d’inquiétu de, deux choses qu’on n’affronte pas de gaieté de coeur. Mes personnages ont une devise : « L’angoisse ma muse, l’angoisse m’amuse ». « 

Ecrire est difficile, certes. Et  » l’écrivain, disait Antoine Blondin, est justement la personne qui a un peu plus de mal à écrire que les autres « . Pour Blondin, la stratégie consistait à boire. Alcool, amphétamines, drogues diverses : les paradis artificiels constitueraient-ils des désinhibants de l’écriture ? C’est ce que suggère aussi le groupe suédois Peter, Bjorn and John dans sa chanson The Writer’s Block, où le  » choc «  du blocage semble céder avec la marijuana…

Dans le cas de Blondin cependant, les choses sont plus ambiguës.  » On n’a jamais su si le fait de boire le libérait ou s’il avait du mal à écrire parce qu’il buvait « , raconte Pierre Assouline. Dans Le Flâneur de la rive gauche (François Bourin, 1988), l’écrivain décrit comment pour Un singe en hiver, Blondin a pu vaincre son empêchement.  » Son éditeur l’a tout simplement enfermé dans un hôtel à Mayenne pendant vingt-huit jours – vingt-huit jours, c’était sa moyenne pour rédiger un roman. Blondin n’avait pas la clé, et tous les soirs, l’éditeur passait relever la copie… «  Pour l’auteur de L’Europe buissonnière, ce fut une rémission, pas une guérison. Les vingt dernières années de sa vie, il disait en plaisantant :  » Je n’arrête pas de ne pas écrire. «  Et aussi :  » Moins j’écris, plus on me dit que je suis un grand écrivain. Ça m’encourage à continuer ! « 

 » Ne pas écrire me plonge dans un état de culpabilité, comme si je n’avais plus le droit de respirer « , explique de son côté le romancier Lionel Duroy. Dans Le Chagrin (Julliard, 2009), l’auteur raconte comment une panne d’écriture survenue à l’été 2007 l’a conduit à une peur panique et plongé dans la dépression. Quand il n’écrit pas, Lionel Duroy, en règle générale, marche ou fait du vélo. Mais cette fois-là, pour se remettre en selle, il a usé d’un autre artifice : écrire un livre en collaboration. Car Lionel Duroy a deux cordes à son arc. D’un côté, il écrit ses livres personnels chez Julliard, de l’autre, il cosigne des ouvrages comme La Rage au coeur, avec Ingrid Betancourt (XO Editions, 2001). Après quatorze mois de blocage, il a ainsi pu reprendre le fil de son propre manuscrit. Le livre est paru. Et le bonheur réapparu :  » Quand j’écris, je suis dans un état de félicité. J’ai l’impression de payer mon dû à l’existence. « 

Cet article écrit par Alain Beuve-Méry et Florence Noiville est paru dans l’édition du Monde du 21 janvier 2011 (Le Monde des Livres)

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